
Décembre 1990. Il fait froid l’hiver en Roumanie. Un vrai grand froid, souvent en dessous de moins vingt degrés. En 1990, le pays sortait, fatigué et abimé, de cinquante ans de régime communiste. Et j’ai choisi cet hiver-là pour prendre le train de nuit Bucarest-Iasi. Des amis bien intentionnés m’avaient prévenu : « Il va faire froid, même dans le train !« . Je ne suis pas du genre frileux, mais j’avais quand même emporté une couverture de survie.
Arrivé à la gare, j’ai été rejoint par Raoul Girardet, éminent historien, qui devait donner une conférence au Centre culturel français de Iasi qui venait de voir le jour sous la direction de Georges Diener, jeune et entreprenant diplomate. Les cheveux blancs du professeur Girardet, aujourd’hui disparu, lui conféraient l’autorité des aînés. L’historien ne cherchait pas à dissimuler son côté « vieille France » réactionnaire. Royaliste, il avait aussi affiché de nettes sympathies pour l’OAS pendant la guerre d’Algérie. C’est dire si je me sentais en bonne compagnie !
Nous devions voyager ensemble et partager un compartiment de deux couchettes. Des conditions en théorie très confortables donc. Infiniment plus confortables en tout cas que celles réservées à la plupart des voyageurs. Mais une fois dans le train, j’ai vite compris que la nuit allait être un peu spéciale.
Il faisait évidemment nuit noire dehors, mais on ne voyait guère mieux à l’intérieur. Une loupiote jetait dans le compartiment une lumière blafarde et il était bien difficile de lire. Mais surtout, il faisait froid. Pas question de quitter la parka. Il n’y avait bien entendu pas de wagon restaurant où nous aurions pu boire un café ou un thé brûlant histoire de nous réchauffer.
Aussi, après avoir un peu échangé nos impressions roumaines (j’avais l’avantage sur Raoul Girardet de vivre sur place depuis quatre mois), il ne nous restait plus qu’à nous coucher tout habillés. Nous coucher, mais dormir, non ! J’ai renoncé à sortir ma couverture de survie par peur du ridicule. Le train avançait lentement, en se dandinant de gauche à droite, dans un grincement permanent de la ferraille. Il n’y avait rien d’autre à voir par la fenêtre que la mystérieuse nuit roumaine. Au bout d’un certain temps, le contrôleur a ouvert brutalement la porte du compartiment pour contrôler nos tickets.
Vers deux heures du matin, et alors que je n’avais toujours pas fermé l’oeil, le professeur Girardet, pris d’une envie pressante, est parti à la recherche des toilettes. Deux minutes plus tard, je l’ai vu revenir, hilare. « Venez ! Venez voir ! C’est incroyable !« . Je l’ai donc suivi dans le couloir glacial et, comme lui, je suis resté ahuri devant les toilettes dont la porte grande ouverte donnait sur un gros tas de bois qui recouvrait totalement la cuvette. Toilettes inutilisables donc. Le bois devait, en principe, être utilisé pour alimenter une chaudière. Mais manifestement, il ne servait à rien car la température ne devait pas dépasser 7 ou 8 degrés dans le train. La situation était totalement absurde, et ma connaissance du roumain n’était pas encore suffisante pour demander des explications au sefu (j’avais déjà compris que l’on pouvait appeler « chef » tous ceux qui avaient une vague responsabilité, avec ou sans uniforme).
A l’aube, totalement frigorifiés et pour le moins fatigués, nous sommes arrivés à Iasi. Georges Diener, tout sourire, nous attendait à la gare. Il devait déjà savoir dans quelles conditions nous avions voyagé et, manifestement, cela le mettait en joie !