
En fin de journée, nous allions chez Dona. Henri, en équilibre sur le marchepied, me laissait conduire le vieux Massey Ferguson rouge et, du haut de mes quatorze ans, j’étais fier. J’étais sale, fatigué, je sentais le blé fraichement moisonné et j’avais l’impression d’être libre. Après un parcours de deux ou trois kilomètres sur une petite route sinueuse, nous arrivions chez Dona. Le vieil homme habitait un corps de ferme délabré, au bord d’une mare à peine plus grande qu’une flaque. Vers 18 heures, il y avait toujours trois ou quatre tracteurs garés devant son repaire. Comme Henri et moi, les gars rentraient de la pesée. Délestés de leur chargement de céréales, ils avaient besoin d’une pause. Obèse, tricot blanc ou bleu et pantalon de toile, attablé dans sa grande cuisine, Dona accueillait les visiteurs sans dire un mot. D’un coup de menton, il désignait à chacun une chaise. Les habitués faisaient circuler la cafetière et la bouteille de genièvre. Un jour, un nouveau venu était apparu à la porte. Un jeune. “T’es qui, toi ?” avait aboyé Dona, sans le regarder. “Je suis le neveu de Maurice”. Maurice, trente hectares de terres et loueur de machines agricoles. Un poids lourd.
Quand venait mon tour de me servir une bistouille, je ne me faisais pas prier. Henri me faisait un clin d’oeil et riait de bon coeur.
Pendant une bonne demi-heure, une heure parfois, les paysans organisaient leur journée du lendemain. Un jour, il fallait que tout le monde aille prêter main forte au vieil André pour moissonner sa grande pièce et rentrer son orge. De toutes façons, il n’y avait qu’une seule moisonneuse-batteuse pour toutes les exploitations du coin. Un autre jour, c’était récolte de haricots et, là, c’était plutôt chacun pour soi.
Sur le coup de sept heures “vieille heure”, comme disaient les fermiers qui ne tenaient pas compte de l’heure d’été, Dona faisait un effort pour se lever et ramassait la cafetière. Il se trainait jusqu’à la fenêtre et, de sa grosse voix, annonçait la météo du lendemain. “C’est bon, pas d’orage !”. Henri assurait qu’il ne se trompait jamais. Pour tout le monde c’était le signal du départ. Nous laissions tout en vrac sur l’immense table de bois massif et, après avoir remercié Dona, nous filions vers nos tracteurs.
Je n’ai jamais demandé à Henri qui était ce Dona. Un cousin. Un parrain peut-être. Chez lui, le café-genièvre, la bistouille comme on dit là-bas, était gratuit. Mieux qu’une colonie de vacances, mieux qu’un diplôme, deux étés de suite, je suis allé chez Dona.